REVUE

DE PARIS.

IMPRIMERIE DE LA SOCIETE TYPOGRAPHIQUE BELGE,

ADOLPHE WAHLBN ET COMPAGNIB.

REVUE

DE PARIS.

NOUVELLE! SÉRIE.— ANNÉE 184^

TOHC TROISIEME.

MARS.

6nirrllc6,

A(! RflREAU DE LA REVUE DE PARIS,

RI'E P0SSÉ9-AUX-L0CPS, W 74.

1842

i

LE MARQUIS

DE BOUFFLERS.

IV (1).

En 1788 , un peu fatigué du bruit, de la toilette, des fêtes et des femmes , Boufflers prit enfin son parti sur l'âge , il se dé- cida à avoir cinquante ans : il fît ses visites pour l'Académie. Déjà il était des académies de Nancy et de Lyon , l'Académie française l'accueillit en vieil enfant gâté. Son discours fut pé- niblementgrave ; il remonta au déluge , à la création du monde, au chaos ; c'était faire bien du chemin pour ne pas arriver. Ici finit Boufflers, le vrai Boufflers, dont l'histoire gardera un souvenir rianl. L'Académie fut le tombeau de cet esprit qui pouvait luKer par la grâce avec Hamillon, par le trait avec Voltaire. Donc ci-gît le chevalier de Boufflers : l'Académie en a tué plus d'un.

Il y a bien encore un autre Boufflers , connu sous le nom du marquis de Boufflers, qui se maria, qui fut député aux états généraux , qui fonda un club avec Maiouet et Larochefoucault. qui lit un traité du Libre Arbitre, qui devint agriculteur, qui mourut gravement en 1815; mais celui-là n'a rien de commun avec le nôtre. C'est le même, dites-vous, c'est toujours le Boufflers qui aima si poétiquement la belle Aline dans la vallée au pot au lait. Vous avez raison , vous me rappelez un dernier

(1) Voyez tome II, page 262.

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trait que je vais vous raconter; mais , avant tout , un mot eu passant pour juger l'œuvre et le poëte.

Boufïïers a été l'âme enjouée de ce beau monde perdu que 1790 a dispersé à jamais , ce beau monde qui vivait de joie et de fête sans souci de la mort. Il a effleuré dans ses courses va- gabondes le règne doré de M'°« de Pompadour, le gouvernail poudré de M"' Dubarry, la grâce adorable de Marie Antoinette. Il a été l'esprit le plus recherché de la cour du roi de Prusse et du roi de Pologne. Il était partout dans la même saison, mais surtout sur les chemins ; il a été le plus intrépide voyageur en terre ferme de son temps. On disait de lui : « C'est le plus errant des chevaliers ; » et tout le monde sait le mot charmant d'un autre esprit bien français : M. de Tressan le rencontre sur une grande route : « Chevalier, je suis ravi de vous trouver chez vous. » En feuilletant au hasard le léger recueil de Bouf- flers, nous allons retrouver l'écho déjà vieilli de son temps , les roses sans parfum dont il ornait le corsage de ses nobles maî- tresses. Presqu'au début, nous trouvons des vers « à une dame qui me menaçait de me rendre heureux. » La menace est plus cruelle qu'il ne vous semble :

0 ciel ! je suis perdu ! quoi , déjà des faveurs ! Je m'étais arrangé pour trouver des rigueurs. Ah ! si je vous suis cher, soyez plus inhumaine , Laissez à mon amour le charme du désir ; Pour le faire durer, faites durer sa peine !

Nous passons par-dessus des inscriptions pour des jardins et des tombeaux à l'usage de princesses d'Allemagne. Revenons en France, car Boufflers est un trop mauvais potte allemand: n'est pas à moitié fou qui veut. Voici un impromptu à M"' de Staël , qui lui demandait pourquoi il n'était pas de l'Académie :

Je vois l'Académie vous êtes présente ;

Si je vous plais , mon sort est assez beau : Nous aurons à nous deux de l'esprit pour quarante,

Vous comme quatre , et moi comme zéro.

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Vient ensiiile l'épitaphe de noire poëte , c'est-à-dire de noire

voyageur :

Cl gît un chevalier qui sans cesse courut,

Qui sur les grands chemins naquit, vécut, mourut,

Pour prouver ce qu'a dit le sage.

Que notre vie est un voyage.

Sa véritable épilaphe , je suis allé l'épeler sur la colonne de sa tombe , qui est abritée par celle de Delille : Mes amis , croyez que je dors.

Mais n'allons pas plus loin. La seule fantaisie digne d'un poëte, c'est le Cœur , l'esprit fait presque pardonner à la licence. Chamfort appelait tout cela des meringues j tout cela peut passer , quand c'est le poëte lui-même qui le dit à quelque duchesse oisive ; mais tous ces gais gazouillements ne peuvent se faire bien écouler sans la mise en scène. C'était le charme de cet improvisateur, ayant toujours un peu de rime et d'es- prit à son service, tour à tour pour M'"^ Dugazon , pour le prince de Ligne, pour le duc de Cboiseul, pour M""» de Luxembourg , pour M"e Brancbu , pour la chatte de M'°« ***, pour le duc de Nivernois, pour tout ce qui le charmait au pas- sage.

Après avoir ainsi côtoyé la poésie légère, il s'avise de tra- duire des odes d'Horace , des pensées de Senèque, quelques vers du Paradis de Dante , quelques stances de l'Arioste : que ces poêles lui pardonnent ! Il a traduit les idées, il n'a pu repro- duire la couleur , qui est la vie , l'éclat et le parfum de toute poésie.

Après les vers vient la prose , qui n'est pas de la plus mau- vaise : rappelez -vous les lettres, rappelez-vous Aline. Il y a d'autres lettres et d'autres contes ; on peut trouver encore du charme à relire le Derviche , Ah si ! quelques pages de philo- sophie arrachées à l'Encyclopédie et à son livre du Libre Arbitre.

Ce livre, tel qu'il est, mérite une mention; plus jeune, Boufflers eût fait sur ce sujet un livre charmant à la façon de Sterne. Il déclare en commençant qu'il marche dans des régions

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inconnues , vers un but invisible ; dès le premier pas il s'égare dans les mille sentiers perdus de la mélaphysique; il lui eût fallu toute sa jeunesse pour fleurir ces chemins-là et nous y entraîner ; cependant il a conservé par-ci par-là le tour ingé- nieux, la grâce délicate, la raison égayée de son bon temps. 11 n'éclaircit guère la question, mais, enfin, il y pénètre quel- quefois avec bonheur; il jette au hasard, j'imagine, des idées qui sont des images, des raisonnements qui sont des tableaux. Son livre est utile dans ce sens qu'il prouve que l'esprit hu- main ne s'élèvera jamais à ces hauteurs inabordables.

On pourrait faire un gracieux petit livre des pensées que Boufflers a semées sur les grans chemins :

« Il en est des trésors de la pensée comme des autres , on de- vient plus avide à mesure qu'on est plus riche.

B Le philosophe privé de ses biens ressemble à l'athlète dé- pouillé pour le combat.

u En fait d'esprit personne ne sait son compte. Ce qu'il y a de plaisant, c'est que les plus pauvres sont les plus contents.

» Seul entre tous, l'homme de lettres peut , suivant la belle expression d'un ancien, vivre à voeu découvert.

» L'habitude est une seconde nature ; il y en a peut-être une troisième qui s'appelle l'imitation.

n II y aura toujours quelque chose de nouveau à dire sur les femmes , tant qu'il en restera une sur la terre.

B La renommée aime qu'on lui fasse des avances ; il y a tels personnages dont elle ne saurait que dire , si eux-mêmes ne prenaient la peine de lui faire son thème.

D L'espérance est un à-compte sur tous les biens.

» Les rois aiment mieux être divertis qu'adorés. Il n'y a que Dieu qui ait un assez grands fonds de gaieté pour ne pas s'en- nuyer de tous les hommages qu'on lui rend.

e Le bonheur ressemble à un diamant, le plaisir à une goutte d'eau. »

Voltaire a chanté Boufflers comme le poète d'Èrato, de Cu- pidon et de Dacchus ; Bonnard n'a pas été moins gracieux, M"- Du Deffant, qui disait du mal pour vivre en paix avec elle-même , n'a pas eu la force d'armer son esprit contre Bouf-

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flers. Jean-Jacques Rousseau Jui-mérae, quoiqu'il ne chantât pas, comme Voltaire, les gens à la mode, a été agréable au chevalier dans les Confessions.

Parmi les divers portraits écrits sur Boufflers je détache ces quelques traits dus au prince de Ligne qui savait à fond le cœur et l'esprit de tout le monde :

u M. de Boufflers a beaucoup pensé ; mais, par malheur, c'était toujours en courant. On voudrait pouvoir ramasser toutes les idées qu'il a perdues avec son temps et son argent : peut-être avait-il trop d'esprit pour qu'il fût en son pouvoir de le fixer quand le feu de sa jeunesse lui donnait tout son essor. Il fallait que cet esprit fût tout de lui-même et maîtrisât son maître; aussi a-t-il brillé d'abord avec tout le caprice d'un feu follet , une profonde finesse , une légèreté qui n'est jamais frivole. Le talent d'aiguiser les idées par le contraste des mots , voilà les qualités distinctives de son esprit , à qui rien n'est étranger. Heureusement, il ne sait pas tout; il a pris la fleur des diverses connaissances, et surprendra par sa profondeur tous ceux qui le savent léger, et par sa légèreté, tous ceux qui ont découvert combien il pouvait être profond. La base de son caractère est une bonté sans mesure; il ne saurait supporter l'idée d'un être souffrant, il se priverait de pain pour nourrir même un méchant, et surtout son ennemi. Ce pauvre mé- chant ! dirait-il. Il avait dans une terre une servante que tout le monde lui dénonçait comme voleuse : malgré cela , il la gar- dait toujours ; et quand on lui demandait pourquoi, il répon- dait : Qui la prendrait? Il a de l'enfance dans le rire, la tète un peu baissée, les pouces qu'il tourne devant lui comme Arle- quin , ou les mains derrière le dos , comme s'il se chauffait ; des yeux petits et agréables, qui ont l'air de sourire; quelque chose de bon dans la physionomie; du simple, du gai, du naïf dans sa grâce. Il a quelquefois l'air bêle de La Fontaine. On dirait qu'il ne pense à rien lorsqu'il pense le plus. Il ne se met pas volontiers en avant , et n'en esl que plus piquant lorsqu'on le recherche. La bonhomie s'est emparée de ses manières , et ne laisse percer sa malice que dans ses regards et son sourire; il se défie tellement de son talent pour l'épigramme, qu'il penche trop peut-être, en écrivant, du côlé opposé. Il a l'air de pro- diguer des louanges pour empêcher la satire d'éclore. »

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Ce portrait représente Boufflers aux approches de la vieillesse, Bousiers devenu académicien , père de famille , homme poli- tique.

Malgré son culte pour la liberté , il déserta la constituante au 10 août, il partit avec sa famille , eu vrai philosophe qui se soumet à tout , pour la cour de Prusse , il fut accueilli à bras ouverts par le prince Henri. Delà il passa à la cour de Pologne , il voulut fonder une colonie française. Son émigration , qui dura huit ans , fut très-supportable. Il vécut , quoiqu'à la cour et en temps de guerre , dans le silence et presque dans l'élude, jouant avec sa fille , lui apprenant comment on joint tant bien que mal la rime à la raison , aimant sa femme , qu'il avait prise veuve et belle, sans trop d'esprit; se promenant au grand air, pluie ou soleil , selon son habitude. Quoique à peu près exilé , il avait encore des chevaux et des chiens ; il fut donc le moins à plaindre de tous les émigrés.

En 1800 , il rentra en France , mais non plus ni courtisan ni député, à peine s'il fut encore académicien; il était fort désa- busé des glorioles humaines ; il se réfugia daus un petit châ- teau qu'il transforma presque en ferme; il devint agriculteur dans toute la simplicité des patriarches. Il bâtit un peu, planta beaucoup , cultiva à sa guise , c'est-à-dire en optimiste. Ses moissons furent belles, belles furent ses vendanges. Il était demeuré fidèle à l'amitié qui le venait visiter dans les beaux jours. Voilà mon dictionnaire de rimes, disait-il eu montrant sa charrue et sa herse. Voilà mes poésies, disait- il en montrant ses blés, ses colzas, ses luzernes et ses avoines. Ici, poursuivait-il, je suis toujours en belle inspiralioa, je communie avec la nature ; c'est une œuvre pie qui me fera pardonner toutes mes œuvres légères.

Delille et Ducis ont laissé des vers en souvenir de leurs vi- sites au poete-fermier ; d'abord c'est Delille qui parle en mau- vais vers :

Ami, puisqu'il le faut, sois agricole, range

Tes fruits nouveaux dans tes celliers ,

Tes blés battus dans tes greniers ,

Tes hit's en gerbe dans ta grange , Dans les caveaux tes choux rouges ou veris.

REVUE DE l'ARIS. 11

Mais que m'importe ta vendange,. A moi qui m'enivrai du nectar de tes vers?

Ensuite c'est Ducis, qui n'est guère mieux inspiré, mais qui parvient à peindre un peu , toujours , il est vrai , en vers d'aca- démicien. ]\apoIéon , le seul critique de son temps , avait bien quelque raison pour ne pas voir dans le poëte Ducis qu'un bon homme.

Aux champs , j'ai désiré , BoulBers , te voir chez toi. Soldini , mon voisin, sur la route avec moi (Chacun de nous n'ayant que l'autre pour escorte) M'ofifre un bras , m'accompagne , et me quitte à la porte. Il remontait tout seul le val de Feuillancour; Mais tu cours après lui : tous deux en ton séjour Nous entrons ; nous trouvons les trésors de Pomone. Bacchus d'un jas nouveau voyait fumer sa tonne.

Le dessert nous enchante ; et Soldini dévore Un muscat parfumé , dont il me parle encore.

Viennent les mots heureux , les entretiens charmants ,

les heures pour nous se changeaient en moments ;

Les récits du passé, ces faits que la mémoire

Conserve en son dépôt pour les rendre à l'histoire;

Ces coups brusques du sort, ces traits frappants des cours,

Dont la noble fermière animait ses discours.

Mais déjà sur l'airain le Temps frappe six heures. Nous allons donc quitter ces heureuses demeures; Cher Soldini ! partons. « Non , non , vous resterez. Votre feu luit déjà, vos lits sont préparés; Ecoutez , d'un vent sourd tout le vallon résonne. » Nous gagnons notre couche à ce bruit monotone : Les pavots sont doublés. Dun bon sommeil muni, Nous voyant le matin : 0 mon cher Soldini! Lui dis-je , mon conseil , mon camarade ermite , Prions qu'ici de Dieu la paix toujours habite.

Nous déjeunons bientôt , charmés avec raison D'un leùt crémeux et chaud , fourni par la maison.

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Après avoir gémi du départ qui s"approcho ,

Des fruits de l'espalier senti gonfler ma poche ,

Remercié surtout nos hôtes généreux ,

Jeté Tœil sur le temps , pèlerins vigoureux ,

Nous quittons à regret la retraite d'un sage,

Boufflers , mais bonhomme , autrefois plus volage.

Mais il me farde de finir pour arriver à ce dernier Irait qui achève de peindre Boufflers par un coup de pinceau plus poé- tique.

A travers les folies touffues de sa longue jeunesse, Boufflers avait çà et pris le temps de demander des nouvelles d'Aline , qui n'était pas tout à fait devenue reine de Golconde. II a ra- conté de diverses façons, en prose et en vers, sa véritable his- toire. En revenant de Berlin à Paris en 1800 il voulut à toute force revoir Aline au passage ; ou du moins le berceau de leurs jolis amours ; il voulut retremper son pauvre cœur, battu par mille tempêtes à l'eau de rose , aux sources de cet amour si priutanier qui l'avait surpris au matin de sa vie.

Il s'arrêta à Lunéville. Mais qu'était devenu le palais en- chanté de Stanislas , la cour de M""' de Boufflers ? Notre poêle prit un cheval à l'hôtel de la poste , il se mit en route pour le vallon. On était au printemps; il retrouva la nature toute fraîche et tout embaumée comme aulrelois ; toujours les mêmes couionnec verdoyantes et touffues sur les deux collines, tou- jours les bosquets gazouilleurs, les moissons déjà flottantes, les vergers épanouis , toujours le hameau qui fume et le clo- cher qui se perd dans le ciel avec le son des cloches.

Il ne manque qu'une chose ici, murmura Boufflers, c'est Aline, c'est mon amour, c'est ma jeunesse; la nature a beau faire , elle a beau répandre tous ses trésors , elle a beau chanter sur tous les tons , elle ne sera jamais qu'un cadre dont les passions de l'homme seront le tableau. Mais que dis-je si gra- vement ? j'ai l'air d'un philosophe. Hélas ! était-ce un philosophe qui devait revenir ici? Voyons, soyons jeune encore s'il est possible.

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Boufflers redemanda un instant de jeunesse à la magie des souvenirs ; il descendit de son ciieval , s'tHendit sur llierbe à l'ombre du vieil orme, au bord du ruisseau , il regarda vers la lisière du bois comme si Aline allait revenir avec son pot à la main et son blanc cotillon. C'est en vain qu'il chercha à s'a- buser ; il n'était pas assez poëte pour voir des ombres. Ah ! oui, dil-il tout à coup , l'abbé Porquet avait raison : Dieu seul dure longtemps, Dieu n'a pas fait notre âme pour la terre, excepté quand on a vingt ans et qu'on rencontre Aline sur son chemin.

Il voulut aller jusqu'au bout , dans son désenchantement; il remonta à cheval dans le dessein de déjeuner au petit hameau , oîi sans doute il aurait des nouvelles certaines de l'héroïne du seul roman de sa vie. Il s'arrêta au perron d'un mauvais cabaret dont l'enseigne ne promettait rien de bon. Il entra et demanda à manger, tout en s'asseyant à une table rustique encore hu- mide de la dernière rasade. La cabaretière se mit sans retard à casser des œufs et à tordre de la chicorée. Boufflers allait lui parler d'Aline sans savoir comment débuter , quand il vit entrer une bonne vieille fermière en jupe de laine qui venait au feu avec un pot de terre.

Mais, je ne me trompe pas , s'écria-t-il , c'est bien cela , c'est Aline, c'est Elisabeth.

De surprise la vieille fermière laissa tomber son pot, mais cette fois Boufflers ne s'élança pas pour le ramasser.

Quoi, c'est vous, monsieur le chevalier? Mon Dieu! quelle rencontre ! J'en ai le cœur tout agité.

Cette rencontre-là ne vaut pas la première, dit Boufflers en considérant sa pauvre Aline des pieds à la tête, ce n'est plus un pot au lait aujourd'hui.

C'est bien vrai , nous n'avions pas de cheveux blancs là- bas , près du ruisseau.

Embrassons-nous un peu , dit Boufflers ; cette fois nous pouvons le faire devant témoins.

Ils s'embrassèrent avec une effusion qui toucha la cabare- tière.

Vous allez déjeuner avec moi?

Oui, si vous voulez venir déjeuner à ma maison, à deux pas d'ici ; voyons , une veuve de soixante-sept ans n'est pas

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bien à craindre; venez, j'ai bien des choses à vous dire. Boufflers paya vingt omelettes et trente salades à la cabare- retière; il suivit Aline qui avait détaché son cheval pour rem- mener. La pauvre femme avait le cœur si content qu'elle ba- billait à perdre haleine.

Figurez-vous que chaque fois que je vois un beau cheval je pense tout de suite à l'aventure du lait répandu; tout à l'heure même, envoyant celui-ci, j'ai pensé avons. Ah! si vous saviez que de fois j'ai passé là-bas pour le seul plaisir d'y passer ! Je savais bien d'avance que je ne vous y rencontrerais plus , mais je n'y passais pas moins avec bien du bonheur. Nous avons fait une belle folie , mais , comme dit le proverbe , une folie à deux est toujours agréable. Je n'ai pas de regrets : on n'est jeune qu'une fois ; vous ne sauriez croire comme toute ma vie a été pleine de tout cela- Chaque année , aux premiers jours de la belle saison . vous allez rire , et vous moquer de moi, c'est égal , sachez-le, je vais malgré moi, entraînée par une puissance surnaturelle, je vais cueillir un bouquet sur les bords du ruisseau. Ah ! le vôtre a duré longtemps ! Venez voir le bouquet de l'an passé.

Elle prit la main de Boufflers , le conduisit à son alcôve, et lui montra un bouquet fané retenu sur la serge des rideaux par un rameau de buis bénit.

Vous ne sauriez croire , dit Boufflers en soupirant , comme ce souvenir de jeunesse a toujours parfumé mon cœur , il a été plus de la moitié de ma vie: c'est au point qu'étant jeune encore . n'espérant guère vous revoir et cherchant à m'abuser , j'ai fait un roman qui s'appelle Aline; les premières pages sont vraies , le reste n'est qu'un conte.

Dites-moi donc ce conte-là , je suis curieuse de savoir ce que vous avez imaginé de beau sur moi.

Je ne fais pas de vous une sainte du calendrier, mais je vous ai peinle sous des couleurs si fraîches et si attrayantes que tout le monde vous a adorée à Paris, en province, ailleurs en- core.

Je ne m'en doutais guère. Pendant (ju'on m'aimait de si bon cœur, moi je plantais paisiblement mes choux, je berçais mes enfants, je songeais à vous. Cela ne m'a pas empêchée d'être assez heureuse ; cependant , depuis quelques années ,

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tout s'en va autour de moi : me voilà veuve, j'ai perdu deux enfants , le champ qui m'a nourrie a été partagé , mais j'ai un naturel heureux ; quand j'ai pleuré et prié le bon Dieu , le temps passe encore assez doucement.

Tout en parlant ainsi , la fermière allumait du feu. Boufflers promenait son regard à tort et à travers dans la maison. C'était un intérieur tout primitif : des dalles disjointes , des so- lives vermoulues çà et l'araignée filait dans l'ombre; un vieux bahut de chêne , sculpté à grands coups , orné de faïences grossières et de plats d'étain j de petites fenêtres dé- fendues au dehors par un rideau d'osier ; une saine odeur d'eau pure et de pain bis ; un âtre digne des géants ; deux gravures enluminées sur la cheminée , sous un fusil plein de rouille et de poussière,- enfin un parfum de bonne pauvreté facile, agréable au cœur : voilà à peu près ce que découvrit Boufflers dans celte maison de sa vieille Aline.

Ils déjeunèrent gaiement, cependant ayant chacun un grain caché de tristesse. Après déjeuner, Boufflers demanda à visiter le petit héritage de la fermière; il comprit pour la première fois de sa vie le charme calme et sérieux que répand la terre pour ceux qui la cultivent ; il fit voeu de consacrer ses derniers jours à l'agriculture.

Nos deux vieux amants s'embrassèrent pour la dernière fois ; l'adieu fut touchant , il y eut deux larmes répandues ; on se recommanda à Dieu avec une vraie religion. Enfin Boufflers remonta à cheval et se mit en route. Le cheval , qui avait déjeuné pour le moins aussi bien que son maître, le cheval, qui avait eu du meilleur trèfle et de la meilleure avoine, voulut traverser d'un seul bond la petite vallée ; mais Boufflers le retint en bride , voulant respirer encore à loisir toute l'ivresse du souvenir.

Il rentra à Lunéville tout pâle et tout abattu : il avait été poêle ce jour-là pour la seconde fois de sa vie. Que de rimeurs plus connus qui n'ont pas été poêles une seule fois !

Arsène Hodssate.

LA

DUCHESSE DE MAZARIN.

XIV (1).

A six lieues à l'est de Paris , au milieu d'une verte ceinture de vignobles et de prairies qui s'étendent en amphithéâtre jus- qu'au bord delà Marne, et non loin de la petite ville deLagny, il existait, avant la révolution, une masse de bâtiments com- pris dans une enceinte murale d'une grande étendue, et rappe- lant, par leur architecture diverse, tous les styles et toutes les époques, depuis le plein-cintre roman jusqu'aux hautes et étroites croisées en meurtrières du temps de la ligue. Au milieu de cet assemblage confus de constructions qui tantôt affectaient la forme d'une citadelle avec ses créneaux et ses mâchicoulis, tantôt celle d'un palais avec ses colonnades de marbre et ses jardins en perspective , tantôt enfin celle d'un cloître avec ses arceaux découpés en ogives, s'élevaient, comme deux senti- nelles gigantesques en tout temps préposées à la garde de celte enceinte, un clocher dont l'aiguille semblait vouloir percer le ciel, et un colombier d'une dimension vraiment colossale, double symbole d'une suprématie à la fois religieuse et féodale longtemps incontestée. Tous ces bâtiments, d'un aspect si bi-

(1) Vovct; tomp II. ]>af:o T»,

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zarre et noircis par la poussière des siècles , faisaient partie de l'antique et célèbre abbaye de Chelles, Chelles, longtemps la résidence de nos premiers rois, Chelles, tant de létes royales sont venues, pleines encore de jeunesse et de fraîcheur, s'in- cliner sous le voile qui devait les dérober à tout jamais aux regards du monde, et chercher dans les austérités de la règle de saint Benoît l'oubli des joies terrestres , et peut-être l'ex- piation.

Il y avait à Chelles, dans la partie la plus ancienne du mo- nastère, une grande salle qu'on appelait la salle du conseil , et qui avait été sauvée presque miraculeusement des flammes dans le terrible incendie de 1462 , alors que la foudre , en tombant sur le couvent, le détruisit à peu près entièrement, comme pour punir les nonnes de leurs coupables infractions aux vœux les plus sacrés de leur ordre. Cette salle, qui recevait le jour par des fenêtres garnies de précieux vitraux, était ornée inté- rieurement des effigies de toutes les abbesses, depuis la reineBa- thilde, veuve du roi Ciovis II, jusqu'à Henriette de Bourbon, fille naturelle de Henri IV. On dit qu'il était difficile de rien voir qui présentât un caractère plus imposant que ce muet conci- liabule de bustes féminins, qui, du fond de leurs cadres ver- moulus et sous leurs sombres scapulaires , semblaient autant de spectres soulevant la pierre de leurs tombes pour présider aux délibérations du couvent. L'hiver surtout, lorsque les vitraux ne laissaient pénétrer que cette lueur grise et terne qu'appor- tent les jours brumeux de décembre, il y avait quelque chose de vraiment funèbre dans l'aspect de cette salle, l'on ne pouvait faire un pas, l'on ne pouvait prononcer même à voix basse une parole, sans éveiller à l'instant quelque formidable écho.

C'est dans ce lieu consacré que, par une journée pluvieuse de 1067, les religieuses dignitaires du couvent se trouvaient assemblées , sous la présidence de l'abbesse, haute et puissante dame de La Porte de La Weilleraye , sœur de feu M. le maré- chal duc de La Meilleraye, et tante paternelle de M. le duc de Mazarin. On délibérait au sujet d'une novice qui s'était enfuie de l'abbaye au moment elle allait prononcer ses vœux. On gémissait hautement d'un tel scandale, et l'on discutait déjà par avance le châtiment qu'il conviendrait d'infliger à la fugi- tive, lorsque la sœur tourlère se présenta et aiuionça à l'ab-

2.

18 REVUE DL PAHIS.

besse qu'une jeune femme venait de descendre de carrosse à la grille du couvent , et demandait à parler sur-Ie-cham|) à Ji""» l'ahbesse. La sœur tourrière ajouta qu'elle n'avait pas cru pouvoir se refuser à remplir la commission qui venait de lui être donnée; car la personne dont il s'agissait semblait en proie au trouble le plus violent et dans un état réellement digne de compassion, bien qu'elle eût le visage couvert d'un masque ; au surplus, elle avait refusé de se faire connaître à personne autre qu'à M™<= l'abbesse.

En recueillant tous ces détails, M^^e de La Meilleraye ne put s'em|)ècher d'échanger un regard d'intelligence avec les autres religieuses , et , pensant bien que ce devait être la fugitive sur le sort de laquelle on venait de délibérer et qui , poussée par son repenlir, s'était résolue à rentrer au bercail, elle donna ordre de l'introduire dans la salle du conseil. Quelques instants après, l'inconnue entrait en effet dans cette salle, tremblante, se soutenant à peine et enveloppée dans les plis d'une mante de soie de couleur sombre qui ne dissimulait point tout à fait une taille flexible et élancée. En appercevant, à travers les étroites ouvertures de son masque , le lieu dans lequel elle venait de pénétrer, en contemplant ce double consistoire de nonnes au costume sombre et sévère, au visage morne et plein d'austérité, et que la vie semblait avoir abandonnées également, soit qu'elles se tinssent immobiles, accroupies dans leurs chaises de chêne, comme des cariatides , soit que leurs traits flétris appa- russent grimaçant dans les cadres appendus au.\ parois des murailles, la nouvelle venue ne put réprimer un tressaillement de terreur, et elle s'arrêta un instant au milieu de la salle, pro- menant ses regards autour d'elle , comme pour chercher une issue; mais bientôt, s'tiffermissant dans sa résolution, elle tra- versa rapidement l'espace qui la séparait encore de l'abbesse, et, sans prononcer une parole, elle vint s'agenouiller devant elle en saisissant une de ses mains, qu'elle baisa avec effusion. Celle-retira vivement celle main , et d'une voix déjà affaiblie par l'âge, mais à laquelle la sonorité de la salle donnait un timbre solennel :

Vous faites bien , dit-elle, de vous cacher, car vous êtes une grande pécheresse , et vous venez de donner au monde un horrible scandale en quittant le céleste épou.\ qui avait daigné

RKVUK Di; PARIS. 19

vous ouvrir ses bras. II importe qu'un châliraent exemplaire épouvante celles qui seraient tentées de vous imiter. C'est pour- quoi vous passerez un mois au cachot, au pain et à l'eau , dans la prière et dans la pénitence, et il sera ensuite prononcé défi- nitivement sur votre sort. Puis, se tournant vers les religieuses qui l'assistaient :

Mes filles, ajouta-t-elle, que ma décision soit exécutée à l'instant même, elle est irrévocable.

Aussitôt toutes les nonnes se levèrent, et déjà elles entou- raient l'inconnue , déjà de leurs mains glacées elles la dépouil- laient de sa mante et de son masque , lorsque celle-ci, se rele- vant soudain, s'écria avec une grande énergie :

A l'aide ! Nanon ! à l'aide ! Viens défendre ta maîtresse! En même temps , plusieurs voix murmurèrent avec un vif

sentiment de surprise :

Sainte vierge Marie ! ce n'est point la fugitive! qui donc êtes-vous ?

Bonté divine! reprit l'abbesse en se levant à son tour, c'est M^s la duchesse de Mazarin !

A ce nom, auquel s'attachait déjà une double célébrité et qui avait franchi les grilles même de l'abbaye de Chelles , toutes les religieuses attachèrent sur la nouvelle venue un regard plein de celte curiosité naïve avec laquelle on raconte que les indiens contemplaient jadis les Espagnols à l'époque de la con- quête de l'Amérique méridionale. Pour toutes ces femmes , eu effet, Horlense était en ce moment comme une révélation char- mante et innattendue , comme la personnification vivante d'un monde de fêtes , de plaisirs , de parures , de séductions de toute espèce , que la plupart d'entre elles n'avaient jamais connu que par ouï-dire, et que les autres avaient dès longtemps oublié dans les macérations du cloître. C'était l'ange des ténè- bres peut-être, mais sous sa forme la plus ravissante et dans tout l'éclat de sa beauté. L'abbesse s'empressa d'inviter ses re- ligieuses à se retirer. Celles-ci obéirent avec résignation, mais non sans regret, et la tante et la nièce, puisqu'aussi bien tel était le lien de famille qui les unissait l'une à l'autre, demeutè- rent seules dans la salle du conseil.

Maintenant , madame , dit l'abbesse , vous allez m'expli- quer sans doute par quel événement vous êtes venue ainsi me

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surprendre sans votre mari , vous jusqu'à ce jour si pleine d'aversion pour la vue même d'un cloître, que, depuis votre mariage, si j'ai bonne mémoire, vous êtes venue me visiter une seule fois en compagnie de M. de Mazarin.

Et ce fut un grand tort de ma part, ma bonne tante , ré- pondit Hortense, car je vous supplie de me permettre de vous donner ce litre, comme je vous supplie également de m'accor- der celui de votre nièce, que je m'efforcerai dorénavant de mé- riter. Pour cela, d'abord, je vous demande humblement pardon. Maintenant, il faut que vous sachiez que ce n'est pas seulement une visite que je viens vous faire aujourd'hui , c'est un asile que je viens implorer de vous.

Un asile à vous ! reprit l'abbesse déjà sensiblement ra- doucie; et contre qui donc?

Contre l'aveugle et tyrannique jalousie de votre neveu, de M. le duc de Mazarin.

En même temps , Hortense se mit à raconter avec les plus grands détails la conduite du duc à son égard , et le parti vio- lent qu'elle s'était vue forcée de prendre, afin d'échapper à la nécessité de l'accompagner en .\lsace. Lorsqu'elle eut cessé de parler, M^e de La Meilleraye poussa un profond soupir.

Hélas î dit-elle , ma chère nièce , je veu.\ bien croire que mon neveu a poussé trop loin ses exigences envers vous; mais à moi , qui suis la soeur de son père , moins qu'à toute autre i^ appartient de prendre parti contre lui , et je me vois dans l'impossibilité de vous donner l'asile que vous réclamez de moi. Si même j'ai un conseil à vous donner, c'est de retourner promptement auprès de votre époux, afin qu'il vous pardonne une coupable démarche.

Plutôt mourir ! s'écria la jeune femme d'un ton fort résolu.

Puis elle reprit d'une voix plus douce et avec un accent qui eût attendri un rocher :

Ainsi donc , il va me falloir courir le monde à mon âge, sans appui, sans soutien , en butte à tous les dangers, ù toutes les calomnies! Ah! ma tante! ma bonne tante! moi qui pensais que vous auriez eu pitié de moi , combien je me suis trompée, et qu«; je suis malheureuse!

M*"" de La Meilleraye était au fond ploine de bouté; Hor-

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tense possédait d'ailleurs au suprême degré le grand art de

plaire et de persuader ; il y avait dans ses beaux yeux noirs et jusque dans le son de sa voix une éloquence et un entraînement qui fascinaient les femmes comme les hommes. La conférence durait à peine depuis vingt minutes, que déjà l'abbesse, invo- lontairement émue et charmée , commençait à ne plus trouver d'autres objections à opposer à sa nièce que des arguments puisés dans le contraste qu'elle allait trouver entre le somp- tueux palais du cardinal Mazarin et le séjour d'un couvent sombre , froid et humide, entre des repas somptueux et l'ordi- naire plus que frugal prescrit par la règle de Citeaux, ordi- naire dont il était diflScile de s'écarter, même pour des étrangers.

Voyez, disait l'abbesse, la salle nous sommes: eh bien ! elle peut vous donner une idée de notre monastère. Vous, jeune, belle, habituée à une existence toute mondaine, vous ne rencontrerez ici que des idées de mort et de destruction. Vous n'aurez d'autre promenade que celle du cloître, sous les dalles duquel reposent les ossements de nos devancières, en attendant que nous allions les rejoindre nous-mêmes; vous n'aurez d'autre passe-temps que les saints offices; pour toute musique, vous entendrez perpétuellement les sept psaumes de la pénitence.

A tout cela Hortense répondait qu'habituée comme elle l'était à voyager continuellement dans des contrées encore étrangères ù toute civilisation, elle ne craignait nullement le genre de vie dont sa tante lui parlait; qu'au contraire elle serait heureuse de pouvoir enfin se reposer, et qu'au surplus, dût-elle jeûner et faire pénitence pendant tout le temps de son séjour à l'ab- baye, cela lui paraissait encore préférable à une existence de reine, partagée avec M. de Mazarin. Bref, la bonne abbesse, à bout de raisonnements, ne savait trop que résoudre dans celte conjecture délicate , lorsque tout à coup un grand tumulte extérieurvint troubler le silence qui régnait en tout temps dans l'enceinte consacrée au Très-Haut. Peu après , les portes de la salle du conseil s'ouvrirent avec fracas , et plusieurs religieuses, le visage décomposé par la plus vive frayeur, accoururent se ranger auprès de l'abbesse.

Qu'est-ce donc? Oue se passe-f-il ? s'écria M"» de La Meil- Ifravf,

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Que notre Seigneur Jésus-CIirist et la bonne Vierge aient pitié de nous ! répondirent les nonnes ; notre sainte demeure est entourée de soldats qui menacent d'enfoncer les portes , si on ne leur livre à l'instant même la personne qui vient de s'y réfugier.

A ces mots, lïortense se jeta dans les bras de l'abbesse, en s'écriant :

Sauvez-moi ! sauvez-moi ! par grâce , par pitié, sauvez- moi ! Je suis prèle à prendre le voile, s'il le faut, plutôt que de retourner avec M. de Mazarin. Pas de Mazarin! pas de Ma- zarin !

En même temps , la sœur tourière entrait, en annonçant que M. le duc lui-même était à la grille du couvent, à la tête d'une forte troupe de cavalerie, et qu'il avait produit un permis écrit en toutes lettres de la main de monseigneur l'archevêque de Paris , permis qui l'autorisait à entrer dans l'abbaye pour en re- tirer M'"^ la duchesse de Mazarin, et l'eu arracher par la force s'il fallait en venir à cette extrémité.

Que faire? Mon Dieu, que faire? balbutia M"'" de La Meilleraye , émue de compassion sur le sort de la malheureuse Horlense, mais convaincue de l'impossibilité de lui venir en aide.

Il faut croire qu'il y a dans la vie des circonstances solen- nelles où le caractère se modifie en quelque sorte instantané- ment. En voyant toutes ces religieuses qui l'entouraient, trem- blantes et consicrnées, Hortense se sentit soudain dégagée de toutes ses terreurs, et, pour la première fois de sa vie , montrant un sang-froid et une résolution dont on ne l'aurait pas jugée susceptible :

C'est moi, s'écria-t-elle, qui suis cause de tout ce qui se passe, c'est ù moi de tout réparer. Ma tante, veuillez donner ordre qu'on ferme sur-le-champ toutes les portes de l'abbaye et qu'on m'en remette les clefs , puis ([u'on invite M. le duc de Mazarin à se rendre au parloir , et je réponds de tout. Non-seu- lement celte sainte demeure n'aura ft subir aucune profana- lion , mais sa tranquilité même ne sera point troublée.

Cédant à l'ascendant qu'exerce toujours dans les situations difficiles une volonté énergique, M""^ de La Meilleraye donna l'ordre ipie désirai! sa nièce, et colle ri, après l'inoir lemerciéc

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de sa confiance, se rendit à la grille du parloir, le duc de Mazarin se trouvait déjà. Il était , botté , éperonné , en habit de combat, comme s'il se fût agi d'emporter d'assaut une place forte, mais s'atlendant toutefois à avoir à parlementer avec sa lante l'abbesse, qu'Hortense n'aurait point manqué de mettre dans ses intérêts. Quelle ne fut pas sa surprise, lorsque, le rideau étendu devant la grille ayant élé tiré, il se trouva face à face avec la duchesse ! A celle vue il sentit tout son sang re- fluer vers son cœur et fut sur le point de tomber à la renverse. Horlense prit aussitôt la parole :

Monsieur le duc, dit-elle , si j'ai voulu venir en personne vous recevoir , c'est que d'abord je voulais m'excuser auprès de vous de vous avoir quilté sans vous donner aucun avertisse- ment de mon projet. J'ai craint de votre part une opposition qu'il n'était pas en mon pouvoir de vaincre , et dès-lors j'ai recourir à la ruse, pardonnez-le-moi; aussi bien , à parlir d'aujourd'hui, je veux agir envers vous avec pleine franchise, et c'est pour cela que je viens vous annoncer la résolution je suis de poursuivre devant les tribunaux , par tous les moyens que mettent à ma disposition les lois du royarae, une sépara- tion devenue indispensable. Je sens qu'il n'yja point de bonheur possible, pas plus pour vous que pour moi , dans une union formée, il vous en souvient sans doute , contre mon gré. C'est à vous de voir si, nonobstant cette déclaratiou , vous persistez à violer la retraite que je me suis choisie.

En entendant Hortense s'exprimer ainsi, le duc demeura quelques instants comme foudroyé. A la fin , la colère l'em- portant dans son cœur sur le désespoir même, il s'écria :

Vous n'êtes point l'abbesse , je veux voir l'abbessi-. L'ordre de monseigneur de Paris porte que l'abbesse de Chellcs aura à me livrer la duchesse de Mazarin , ma femme , qui s'est enfuie de mon logis , au mépris de tous ses devoirs , et que Je viens prendre afin de l'emmener à Tinslant même dans mon gouvernement d'Alsace. Ainsi, disposez-vous à me suivre, et me faites venir l'abbesse.

Il n'y a en ce moment ici pour vous , répondit Hortense, d'autre abbesse que moi, et, pour preuve, voici toutes les clefs de l'abbaye qui m'ont élé remises j vous ne pouvez entrer ici que par ma faveur.

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Si vous avez les clefs , reprit le duc , hûtez-vous donc de me faire ouvrir les portes, ou je donne l'ordre a mes gardes de les enfoncer.

Monsieur , vous ne l'oseriez pas , car ce serait un sacrilège, et Dieu vous punirait.

A ces derniers mots, le duc recula involontairement , comme s'il eût vu flamboyer dans les yeux d'Horlense le glaive de l'ange gardien de l'abbaye. Toutefois il ajouta avec un accent presque sauvage.

Madame , c'est ici le chemin de l'Alsace. Je vais y faire camper ma troupe. La nuit porte conseil. Faites bien vos réflexions. Si demain, à la pointe du jour , vous n'êtes point dé- terminée à me suivre de bonne grâce, j'userai de mon droit , et Dieu jugera ensuite entre nous.

Ayant ainsi parlé , il sortit brusquement du parloir.

Quelle que fût la force de résolution dont la duchesse de Mazarin venait de faire preuve dans cette circonstance, il est facile de concevoir les appréhensions qui durent s'emparer de son esprit, lorsque le duc lui eut laissé pour adieu une telle menace. Elle envoya quérir Nanon , sa fille de chambre, qui l'avait accompagnée dans sa fuite , et lui demanda conseil sur ce qu'elle devait faire. Heureusement, cette fille, qui avait pour le moins un aussi grand intérêt que la duchesse à échapper à la vengeance de M. de Mazarin , la rassura de son mieux , en lui disant que, dévot comme l'était le duc, il était plus que probable que jamais il n'oserait exécuter sa menace.

Sur ces entrefaites, comme la nuit était venue , un logement fut préparé pour Horlense dans la partie du couvent destinée